Istrasie - Keragoven AlthéaLe voyage, long et éprouvant, en fut davantage en raison de la pluie qui humidifiait l'air glacial qui soufflait dans les environs. Il faisait froid, dehors, un froid mordant. Durcie par la nuit, la croûte des plaques de neige crissait sous les sabots des chevaux, et la buée de leurs haleines précédaient les cavaliers. Il fallait presser le pas. Derrière collines et forêts étincelaient, gigantesque et mystérieuse, les lunes océaniennes qui semblaient réfléchir la morosité et la mélancolie de ce pays sinistre. Leurs prodigieuses pâleurs laissaient croître l'ombre que projetaient les tours de la citadelle de Silvos. Cette dernière, ancrée sur d'énormes poutres grossièrement équarries, implantées jusqu'au coeur de la glace et gelée sur place, n'avait guère pour ambition de plaire ses visiteurs à qui elle n'offrait qu'un pont vétuste et délabré pour accéder à ses murs. Les marauds peuplant les environs avaient beau jurer que sa fragilité n'était qu'apparente, nul ne voulait n'y poser qu'un pied. Hélas, il le fallut. D'abord lente et agrémentée de sursauts et de frottements, le mouvement de la litière gagna peu à peu en régularité. Tous craignait que le pont rompe.
Lorsque l'interminable traversée n'était plus, Althea vit Silvos giser devant elle. Buriné par le clair des lunes, et stupéfiante de force et de désolation, avec ses tours béantes, ses murs éboulés, ses cours obstruées de pierre brisées, la citadelle ne semblait tenir qu'à la seule volonté de ceux qui l'habitaient.
Les langues déliées diraient que cette demeure tenait moins d'un château que d'un vrai paradis pour un misanthrope. Un endroit où le col s'étranglait en un défilé tout juste large pour quatre cavaliers de front se cramponnaient maladroitement aux parois rocheuses deux échauguettes reliées entre elles par l'arche d'un second pont grisaillé par les siècles. Des silhouettes silencieuses peuplaient chaque meurtrière du fort, des tours de guet, du pont, et lorsqu'ils eurent presque atteint le sommet du col, un cavalier vint au-devant des Keragoven. Noir était son cheval, blanche, d'un immaculé éclatant, son armure, mais sur son manteau chatoyait l'or.
- Qui demande à franchir la Porte des Ysperines ? cria-t-il.
Quel homme bien informé. Il ne se doutait guère de la sympathie que chacun des membres de la garde rapprochée d'Althéa ressentirent lorsque ses yeux noirs s’enfoncèrent avec tant de suspicion dans leurs orbites à la vue de la jeune demoiselle, au moment où il arrêta son cheval, et fit plonger ses doigts, avec une farouche résolution, encore plus profondément dans son fourreau.
– Lord Jasper ? fit un chevalier de la Maison Keragoven, un jeune homme aux cheveux de jais et aux yeux rieurs qui répondait au nom de Leo Sivgard.
Un signe de tête fut sa réponse.
– Nous nous sommes rendus ici en qualité d'hôtes, messire. Nous souhaiterions vous exprimer l’espoir de ne pas vous avoir gêné par notre volonté à vouloir pénétrer ces lieux ; j’ai entendu dire hier que vous aviez quelque idée…
– Allons… Entrez !
Cet « entrez » était prononcé les dents serrées et exprimait le sentiment : « allez vous faire voir ! » La barrière même sur laquelle il s’appuyait ne décelait aucun mouvement qui s’accordât avec les paroles. Cette circonstance détermina à accepter l’invitation.
Lorsqu'il vit le cheval du jeune seigneur pousser tranquillement la barrière, il sortit la main de sa poche pour enlever une chaîne et le précéda de mauvaise grâce sur la chaussée. Comme chacun entrait dans la cour, il humecta.
– Prenez les chevaux ; et montez du vin.
« Voilà toute la gent domestique, je suppose », songea Leo. Telle était la réflexion que lui suggérait cet ordre. « Voilà pourquoi il n’est pas surprenant que l’herbe croisse entre les dalles, et que les bestiaux soient sans doute seuls à tailler les haies. »
L'homme d’un certain âge, ou, pour mieux dire, âgé : très âgé, peut-être, bien que robuste et vigoureux, affichait une humeur massacrante. « Le Seigneur nous assiste ! » marmottait-il en aparté d’un ton de mécontentement bourru, pendant qu’il débarrassait la suite de leurs chevaux. Il dévisageait en même temps d’un air si rébarbatif la jeune princesse que ses gardes du corps, charitablement, restaient sur le qui-vive en cas d'agression inopinée.
Silvos, tel était le nom de l’habitation du jeune Lord Sigimer. C'était un provincialisme qui rendait d’une façon expressive le tumulte de l’atmosphère auquel sa situation exposait cette demeure en temps de froids et d'ouragans. Certes on devait avoir là-haut un air pur et salubre en toute saison : la force avec laquelle le vent du nord soufflait par-dessus la crête se devinait à l’inclinaison excessive de quelques sapins rabougris plantés à l’extrémité de la citadelle, et à une rangée de maigres épines qui toutes étendent leurs rameaux du même côté, comme si elles imploraient l’aumône d'un soleil avare. Fort heureusement, l’architecte eut la précaution de bâtir solidement : les fenêtres étroites étaient profondément enfoncées dans le mur et les angles protégés par de grandes pierres en saillie.
Avant de franchir le seuil de ce château, la demoiselle put admirer une quantité de sculptures grotesques édifiées sur la façade, spécialement autour de la porte principale. Au-dessus de celle-ci, et au milieu d’une nuée de griffons délabrés et de bambins nus et éhontés, elle verrait la date « 1081 » et le nom « d'Aresius Volun ». Elle aurait pu faire quelques commentaires et demandé au revêche chevalier une histoire succincte du domaine ; mais son attitude à la porte semblait exiger d'elle une entrée rapide ou un départ définitif...